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L’objectivité dans la subjectivité : Donna Haraway et les savoirs situés

La science serait objective, neutre et universelle… mais est-ce vraiment le cas ? Dans « Savoirs situés : question de la science dans le féminisme et privilège de la perspective partielle » (Haraway, 2007), Donna Haraway expose cette illusion et démontre comment la prétendue neutralité de la science masque en réalité des rapports de pouvoirs. Et si l’objectivité n’était pas une absence de perspective mais une responsabilité assumée ?

Critique de l’objectivité scientifique traditionnelle

Donna Haraway, figure majeure de la pensée féministe aux Etats-Unis, écrit « Savoirs situés : question de la science dans le féminisme et privilège de la perspective partielle » dans Manifeste cyborg (Haraway, 2007). Elle est la première femme à être professeure titulaire en théorie féministe aux Etats-Unis en 1980. Donna Haraway commence son article en montrant que les sciences se sont construites sur un idéal : l’omniscience qui pourrait donner un regard neutre, loin de toute influence. Cependant, Donna Haraway montre qu’en réalité, cette neutralité axiologique désirée se base sur des relations de pouvoirs. Elle écrit : « Tout savoir est un nœud compact dans un champ de lutte pour le pouvoir. » Nous voyons donc bien que ce « champ de lutte pour le pouvoir » n’est pas compatible avec une neutralité parfaite puisque le savoir sert des intérêts de domination de certaines personnes, ceux qui détiennent le savoir face à ceux qui ignorent. La science est donc ancrée dans des pratiques sociales et n’est pas purement neutre puisque certains discours sont effacés. Il est intéressant de voir que le modèle de l’objectivité a été imposé par des groupes dominants, historiquement des hommes blancs, loin de toute marginalisation. Donna Haraway écrit à propos de l’objectivité :  

« Mais évidemment, cette idée d’une vision infinie est une illusion, un truc divin. »

Ce « truc divin », permet à certains groupes dominants d’imposer leur savoir comme étant neutre et objectif.  Nous pouvons cependant objecter qu’aucun scientifique ne prétend être un dieu dans ses recherches.

La nécessité d’une objectivité féministe : les savoirs situés

Après avoir critiqué le « truc divin », l’illusion d’une objectivité universelle et neutre, Haraway propose une alternative : les savoirs situés. Elle défend une nouvelle manière de penser l’objectivité, non plus comme un regard omniscient absolu, mais comme une perspective partielle et consciente de son positionnement. Haraway insiste sur le fait que toute vision du monde est située, elle dépend du contexte et des relations sociales. Contrairement à l’objectivité classique qui prétend voir « depuis nulle part », Haraway affirme qu’uniquement une vision partielle peut être objective : « La morale est simple : seule la perspective partielle assure une vision objective. ». Haraway explique que l’objectivité féministe ne consiste pas à revendiquer un savoir absolu, mais plutôt à assumer la subjectivité et le positionnement de celui ou celle qui produit le savoir :

« L’objectivité féministe est affaire de place circonscrite et de savoir situé, pas de transcendance et de division entre sujet et objet. Ainsi seulement pourrons-nous répondre de ce que nous avons appris à voir. »

Haraway s’inspire des théories féministes et marxistes. Elle explique que voir « d’en bas », depuis la position des opprimés, permet une compréhension plus juste du monde. Cependant, elle met également en avant le fait que ces points de vue ne sont pas sans biais et qu’il faut toujours se questionner sur les positions, peu importe le sujet et l’objet d’étude. Il est intéressant de noter que cette théorie a influencé très fortement les études féministes comme Marie-Jeanne Zenetti (2021) ou encore Sandra Harding (1993).

Métaphore de la vision pour illustrer sa théorie des savoirs situés 

Haraway analyse comment les technologies modernes de visualisation (microscopes, satellites, imagerie médicale) ont renforcé cette illusion d’une vision totale et neutre. Elle montre que ces outils donnent l’impression d’un accès direct et transparent à la réalité, alors qu’ils sont en réalité des constructions techniques et culturelles, qui orientent notre perception du monde.

« Les instruments de visualisation dans la culture multinationale et postmoderne ont aggravé ces significations de désincarnation. Les technologies de visualisation sont sans limites apparentes. […] Ces objets fabuleux nous arrivent à la fois comme des enregistrements irréfutables de ce qui est tout simplement là, et, comme les hauts faits de la production technoscientifique. »

Elle prend l’exemple de l’imagerie spatiale et médicale, qui est présentée comme une vérité absolue, alors qu’elle repose sur des choix. Elle montre que ces images sont des constructions idéologiques, qui renforcent le « truc divin ». Haraway insiste sur le fait que toute vision dépend d’un point de vue spécifique, et que l’un des enjeux des savoirs situés est d’apprendre à voir depuis d’autres perspectives, notamment celles des groupes marginalisés. Cette approche permet de pouvoir prendre du recul sur notre propre vision du monde et de nos pensées, pour éviter une approche androcentrée.

Dualité entre objet connu et sujet connaissant

Haraway remet en question la séparation traditionnelle entre le sujet qui connaît (le scientifique, l’observateur) et l’objet de connaissance (le monde, le corps, la nature, les faits scientifiques). Elle propose une vision relationnelle, où les objets de connaissance sont actifs, participent à la production du savoir et ne sont pas de simples choses à découvrir.

« Des savoirs situés demandent que l’objet de connaissance soit vu comme un acteur et un agent, pas comme un simple écran ou un terrain ou une ressource. »

En remettant en question la séparation entre sujet et objet, Haraway critique aussi la distinction entre nature et culture, qui structure une grande partie de la pensée scientifique occidentale. Elle montre que les catégories que nous utilisons pour comprendre le monde sont des constructions sociales et historiques. Elle donne l’exemple du sexe et du genre :

« Le “sexe” comme objet de connaissance biologique apparaît régulièrement sous les traits du déterminisme biologique, menaçant ainsi l’espace fragile du constructionnisme social et de la théorie critique. »

Ici, elle souligne que la science a longtemps considéré le sexe comme une vérité biologique stable, tandis qu’en réalité, il est toujours interprété à travers des contextes culturels et sociaux. Ainsi, il est nécessaire de repenser nos catégories scientifiques et de reconnaître qu’elles sont influencées par les contextes dans lesquels elles sont élaborées.

Les implications politiques et épistémologiques de l’article d’Haraway

Haraway insiste sur le fait que les manières dont nous définissons et utilisons la science entraînent des conséquences concrètes, notamment en renforçant ou en contestant des formes d’oppression (sexisme, racisme, colonialisme, domination technologique…). L’enjeu est donc de repenser le rôle de la science dans nos sociétés, en construisant une épistémologie critique, engagée et responsable. Dans une perspective féministe, Haraway montre que la science a historiquement exclu les femmes et invisibilisé leurs savoirs. Elle insiste sur le fait que les féministes doivent contester ces mécanismes d’exclusion, non pas en réclamant une place dans le système existant, mais en redéfinissant la manière dont la science est pratiquée et pensée. C’est pourquoi elle plaide pour une science engagée, qui assume son positionnement et qui contribue à une société plus juste :

« L’alternative au relativisme, ce sont des savoirs partiels, localisables, critiques qui maintiennent la possibilité de réseaux de connexion appelés solidarité en politique et conversations partagées en épistémologie. »

Cette approche propose une science où différentes voix peuvent coexister et dialoguer, au lieu d’être écrasées par un savoir dominant « universel ». Haraway insiste sur le fait que les savoirs doivent servir à améliorer le monde. Elle appelle à une science engagée, critique et responsable, qui prend en compte les enjeux écologiques ; les luttes féministes, en donnant une place aux voix marginalisées ; les impacts technologiques et sociaux, en veillant à ce que la recherche ne soit pas au service des seuls intérêts économiques et militaires. Elle redéfinit donc la science comme un projet collectif et démocratique, au service de la justice et de l’émancipation.

Conclusion

Dans cet article qui est loin d’être conventionnel, Haraway utilise l’ironie voire même la provocation pour démontrer son engagement et sa théorie, traduisant une volonté de rupture avec les théories précédentes. Il s’agit d’un texte complexe, usant d’un réseau d’images et d’idées, nécessitant une lecture attentive. Le style d’Haraway est, pour moi, intellectuellement très exigeant, critique et engagé mais aussi créatif et très percutant. Son écriture se situe entre théorie et militantisme, ce qui en fait un texte hybride, qui bouscule les conventions académiques, et stimule la réflexion sur les pouvoirs des savoirs. Cet article reste complexe à la lecture mais il est fondamental pour une compréhension de l’histoire des savoirs situés.


OpenEdition vous propose de citer ce billet de la manière suivante :
SoizicC (1 avril 2025). L’objectivité dans la subjectivité : Donna Haraway et les savoirs situés. Cultures de l'objectivité. Consulté le 17 avril 2025 à l’adresse https://objectivites.hypotheses.org/1689


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